Mais j’ai un espoir (par Domenico Lucano, maire de Riace)

Extrait de l’intervention de Mimmo Lucano au Teatro Palladium de Rome, durant la soirée de lancement par LEFT de la candidature de la commune de Riace au Prix Nobel de la paix 2019. Article paru en décembre 2018 dans la revue Comune-info et enregistrement complet sur Youtube (lien en bas de page).

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Riace, été 2018, photo de Roberta Ferruti
Riace, été 2018, photo de Roberta Ferruti

Quand je me suis engagé sur cette terre « de frontière », je croyais que le problème le plus grave que j’aurais eu à affronter aurait été celui des associations mafieuses, de la violence diffuse. Mais non. Ça fait maintenant deux ans que l’expérience de Riace est soumise à une oppression sans répit, qui a débuté à un moment où la fonction de ministre de l’Intérieur était occupée par un personnage originaire de la région, de Reggio Calabria. Marco Minniti m’avait convoqué au Ministère de l’Intérieur, mais je ne l’ai pas rencontré personnellement. Ça a été un moment dépourvu de toute sensibilité. Autour d’une table, ils ont décidé de l’avenir, Riace devait prendre fin… Tout comme de notre côté nous organisons – et ce n’est pas simple – la solidarité et des lieux d’humanité, il y a celui qui, assis dans son bureau, utilise des stratégies d’oppression pour obtenir des résultats vexatoires.

Lorsqu’il a présenté sa candidature au poste de secrétaire du PD (Parti Démocrate italien), Minniti a dit : « Je suis du côté de Riace, je suis du côté de son maire ». J’aimerais comprendre le sens de ces mots. À l’époque, les autorités judiciaires auraient bien fait de lui demander pourquoi lui, le ministre de l’Intérieur, prenait des accords avec les chefs de clans libyens pour organiser des centres d’enfermement. Il a déclaré la guerre aux ONG, aux organisations humanitaires, à des projets qui en tout cas étaient porteurs d’espoir et qui disaient ouvertement que l’accueil des migrants n’est pas un problème. Ce qui s’est passé à Riace aurait tout à fait pu se passer ailleurs, non seulement en Calabre mais en Europe aussi. Alors comment se fait-il qu’un an plus tard il prononce ces mots ? Bien évidemment c’est de la propagande, il essaye de trouver des arguments politiques, alors même qu’il a contribué à étouffer l’expérience de Riace. Je pense que Minniti était au courant de tout quand la décision de bloquer les fonds à notre Commune a été prise, quand les enquêtes du parquet ont eu lieu. Et il n’a rien dit. Il n’a rien fait. Ce qui veut dire que l’an dernier nous ne faisions rien de tellement grave, autrement il aurait dû en faire publiquement état. C’est intéressant d’analyser ces mots. Ils prouvent que Minniti était parfaitement conscient qu’il ne se passait rien de grave à Riace.

En sa qualité de ministre, il a ouvert la voie à la dérive actuelle de notre société, à ce décret Salvini qu’on peut qualifier de « décret de la déshumanité », et qui a déjà montré ses effets. Il suffit de voir ce qui s’est passé à Crotone : désormais, puisque ceux qui bénéficient de la protection humanitaire ne peuvent plus loger dans les centres d’accueil SPRAR (Sistema di protezione per richiedenti asilo e rifugiati), des personnes ont été mises à la rue et parmi elles une petite fille de six mois. Quel sens ça a ? Dans quel monde vivons-nous ? Ce ministère est un ministère de la déshumanité. Ça ne fait aucun doute…

Mais j’ai un espoir, l’espoir que Riace redevienne ce lieu porteur d’un rêve possible. Entretemps, j’ai été soumis à une enquête pour deux délits, dont le premier est celui de complicité à l’immigration clandestine. Quand ils ont fait le décret Minniti-Orlando qui limitait la possibilité d’introduire un recours contre le rejet des demandes du statut de réfugié, nous avions un très grand nombre de personnes à Riace. Il y avait énormément de jeunes du Nigéria, qui avaient reçu non pas un mais deux refus (il n’était plus possible d’en avoir trois, comme avant). Et ils voulaient à tout prix éviter de retourner dans leur pays d’origine, dont ils avaient fui l’enfer. Certains s’étaient endettés à vie, pour essayer de trouver une solution. Et certains d’entre eux auraient voulu se marier, c’est vrai, afin d’obtenir le certificat de mariage et avoir ainsi le permis de séjour pour regroupement familial. Je n’ai célébré qu’un seul mariage. Et si j’ai agi, c’est parce que j’ai vu l’horreur dans leurs yeux face à l’éventualité d’un retour dans leur pays d’origine. Un geste comme celui-ci ne peut en aucun cas être mis sur le même pied qu’un accord avec les chefs des clans libyens pour empêcher les personnes d’arriver en Italie… Becky Moses, elle aussi, a été « rejetée », sa demande d’asile a été refusée. Pour survivre, elle n’a pas choisi le mariage mais elle a préféré aller vivre dans le campement de San Ferdinando dans la plaine de Gioia Tauro. Le 26 janvier 2018 elle est morte brûlée vive alors qu’elle essayait de se réchauffer, parce qu’il faisait froid ce soir-là. Qui sont les responsables ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de procès ? Pourquoi n’a-t-on pas ouvert une enquête, quelle valeur a la vie des êtres humains ?

J’ai aussi été accusé d’avoir délivré de fausses cartes d’identité. Becky elle aussi s’était adressée à la mairie pour renouveler son document d’identité, qu’elle avait perdu en autocar. Le 23 décembre 2017, je le lui ai refait. Elle est morte quelques jours plus tard. Par une étrange coïncidence, cette carte d’identité qui porte ma signature a été retrouvée par terre, près de sa tente brûlée faite en plastic. Je suis fier de l’avoir faite cette carte d’identité. Dans la même région, pas loin de Riace, un jeune homme s’est battu pour les droits syndicaux des ouvriers agricoles journaliers de la plaine de Gioia Tauro. Il est mort assassiné en juin dernier. « On doit pouvoir se faire justice avec nos propres mains », entend-on dire aujourd’hui. Alors voilà, il s’est trouvé quelqu’un pour tuer Soumaila Sacko, parce qu’il aurait essayé de voler un bout de tôle pour renforcer la cabane où il vivait et faire en sorte que l’eau s’écoule du toit. Il a été tué, Soumaila Sacko. Ces jeunes viennent en Italie pour vivre et nous, nous les faisons mourir.

Un autre jeune garçon, de dix-huit ans à peine, est mort brûlé vif dans le campement de San Ferdinando, début décembre. Mais est-ce que vous vous rendez compte ? Et ces mêmes personnes qui ont été si pointilleuses pour tous les détails bureaucratiques, pour relever le moindre cachet manquant, ces mêmes personnes qui ont causé la fin de l’expérience de Riace, qui sont responsables de la situation judiciaire dans laquelle je me retrouve et de ce qui pour moi sont de véritables mortifications de l’âme, eh bien ces personnes-là permettent par contre que le centre de San Ferdinando soit encore opérationnel… Aujourd’hui encore, à l’instant où nous parlons.

 

Traduit de l’italien par Silvia Guzzi

 

à lire en français aussi :

Pourquoi nous présentons la candidature de la commune de Riace au Prix Nobel de la paix 2019 (par Mimmo Rizzuti)

 

Le monde à l’envers (par Livio Pepino)

 enregistrement complet de l’intervention de Domenico Lucano au Teatro Palladium de Rome (déc. 2018)