Le monde à l’envers (par Livio Pepino)

par Livio Pepino* – extraits tirés de l’introduction du livre « Riace, una storia italiana » de Chiara Sasso, ed. Gruppo Abele 2018 et parus le 16 décembre 2018 dans la revue en ligne Comune-info

Dans l’affaire judiciaire de Mimmo Lucano, ce qui est devenu un délit c’est l’idée même de l’accueil tel qu’il a été expérimenté à Riace. Un accueil imprévu, nourri par une solidarité gratuite, un engagement concret contre la ‘ndrangheta, la relance d’un village qui comme tant d’autres était voué à l’abandon. « La force de Riace est son caractère atypique. Sa capacité à en découdre avec les schémas formels et avec les visions obtuses de la bureaucratie. Trouver des solutions aux problèmes des gens… – écrit Livio Pepino dans l’introduction du livre de Chiara Sasso « Riace una storia italiana » (ed. Gruppo Abele) – Tout cela ne pouvait être toléré dans l’Italie des Salvini et des prédicateurs de haine… » Mais aujourd’hui les conditions sont réunies pour faire du cas judiciaire de Mimmo Lucano une réplique du procès à Danilo Dolci, arrêté pour avoir emmené des chômeurs réparer bénévolement une route de campagne abandonnée, ou du procès à don Milani accusé de désertion et d’incitation à la désobéissance militaire.

Le 15 août 2018 à Riace. Jeux, artistes de rue, solidarité et humanité diffuse sur la petite place Donna Rosa, pour soutenir des grévistes de la faim et pour débattre, essayer de comprendre comment on a pu punir un tel lieu en bloquant les financements. Photo de Roberta Ferruti
Le 15 août 2018 à Riace. Jeux, artistes de rue, solidarité et humanité diffuse sur la petite place Donna Rosa, pour soutenir des grévistes de la faim et pour débattre, essayer de comprendre comment on a pu punir un tel lieu en bloquant les financements. Photo de Roberta Ferruti

1. Riace et son maire, Domenico Lucano, ne font qu’un. Dans les faits et dans l’imaginaire collectif. Ils sont le symbole d’une Italie solidaire, honnête, engagée dans la lutte contre l’exclusion et le racisme mais aussi contre les associations mafieuses. Le symbole d’un miracle possible : celui d’une intégration pacifique et fructueuse entre autochtones et migrants et d’une convergence entre accueil diffus et relance socio-économique. C’est aussi pour ça que l’arrestation du maire Mimmo Lucano, survenue le 2 octobre dernier, laisse incrédule.

Mimmo Lucano a été arrêté pour avoir favorisé l’immigration clandestine, en célébrant ou en essayant de célébrer, selon l’accusation, deux mariages « arrangés » afin d’éviter l’expulsion de deux femmes migrantes et pour avoir confié le service de ramassage des déchets, sans qu’il n’y ait eu d’appel d’offre, à deux coopératives de réfugiés et d’autochtones. Dans les deux cas, sans aucun intérêt personnel ni but lucratif mais simplement par souci de solidarité. Rien d’autre, puisque le juge de l’enquête préliminaire a lui-même exclu tout autre chef d’accusation (quoi qu’en dise le procureur dans ses propos fantaisistes). Autrement dit, Lucano a fait l’objet d’une enquête et a été arrêté pour un délit de solidarité. Et ce, dans une Italie où règnent les associations mafieuses et la corruption […].

Face à l’incrédulité et à l’indignation, il convient de préciser une chose. Lucano n’a jamais caché son aversion pour les formalismes bureaucratiques. Il s’est toujours déclaré prêt à la désobéissance civile et à transgresser les règles formelles si cela s’avérait nécessaire pour accueillir quiconque aurait demandé de l’aide et un toit. Et quand il a fallu, il l’a fait et il a ainsi donné naissance à un modèle d’accueil sans précédent, malgré les obstacles et les entraves bureaucratiques. Est-ce un délit ? Je pense que non, par manque de données objectives et, surtout, par défaut de données subjectives. Et même si ça l’était ? Il y a quelques mois, une grande partie de la politique et des opinionistes bien-pensants a poussé les hauts cris quand le ministre de l’Intérieur a reçu la notification judiciaire l’accusant de séquestration de personnes dans l’affaire des migrants injustement retenus à bord du navire Diciotti. Et au final, le parquet compétent a demandé au tribunal des ministres d’archiver l’affaire. On a dit que cette rétention était un acte politique et que par conséquent on ne pouvait attribuer un caractère criminel à une décision dont l’illégalité est pourtant évidente. Mais alors pourquoi ce qui est valable en cas de refus ne devrait pas l’être aussi en cas d’accueil ?

2. Les commentateurs des grands journaux d’information, faisant de leur mieux, ont reconnu à Lucano d’avoir « agi dans une bonne intention » et sans intérêt personnel mais ils n’ont pas manqué d’ajouter dans la même foulée que les irrégularités qu’il a commises sont inacceptables et que l’intervention de la justice s’impose et est inévitable. […] Leur approche apparemment équilibrée et de bon sens est, à bien y regarder, profondément erronée. L’exercice de l’action pénale est obligatoire en cas de délit mais les imputations doivent être étayées par une apparence de bien-fondé. Or, dans ce cas précis, il est pour le moins difficile de dire si les entorses du maire de Riace ne relèvent que du pouvoir discrétionnaire administratif, avec des infractions administratives et/ou des irrégularités comptables ou bien si elles vont au-delà et ont une valeur pénale. Mais il y a plus. La plupart des chefs d’accusation soulevés par le parquet de Locri sont inappropriés, sans preuves et ne respectent pas les règles du juste procès. Le parquet a reproché à Mimmo Lucano d’avoir créé, avec ses collaborateurs les plus proches, une association « visant à commettre un nombre indéterminé de délits (à l’encontre de l’administration publique, de la confiance publique et du patrimoine) » en détournant les projets d’accueil financés par l’État « au profit d’intérêts patrimoniaux privés injustes et illicites ». Les mots sont des pierres et le chef d’accusation formulé en ces termes criminalise l’ensemble du système d’accueil construit par Lucano (et non pas les éventuels délits commis au cours d’une activité administrative qui a été correcte dans l’ensemble). C’est le modèle de Riace qui devient un délit à travers un théorème qui n’est soutenu par aucun élément probant cohérent, qui a été rejeté par le juge de l’enquête préliminaire et qui est démenti par vingt ans d’histoire qui sont sous les yeux de tous. […]

De plus, Mimmo Lucano n’a pas simplement été soumis à un procès. Il a été arrêté, et ce n’est pas la même chose. Et il a été arrêté pour des infractions, qui restent à confirmer, et qui sont pour le moins de faible ampleur.

Si l’exercice de l’action pénale est (quand les conditions sont remplies) obligatoire, on ne peut en dire autant des modalités qui le caractérisent et qui sont le plus souvent discrétionnaires, à savoir qu’elles dépendent des choix des procureurs et des juges (bien entendu à l’intérieur de paramètres fixés par les lois matérielles et formelles). […]

3. Le caractère obligatoire de l’action pénale est un sujet trop sérieux pour qu’on l’utilise pour tout expliquer et tout justifier. Être obligatoire signifie qu’il n’y a pas de filtre politique entre la nouvelle de l’infraction et la poursuite de celui qui l’a commis, et non pas – ça ne l’a jamais été et ça ne peut l’être – que l’on utilise les mêmes moyens et les mêmes ressources quel que soit le procès. Ceci est d’une telle évidence que beaucoup de bureaux de procureurs ont établi des critères de priorité pour traiter les affaires, des critères que le Conseil supérieur de la magistrature a reconnus légitimes et a approuvés. Or dans ce cas précis – d’après les déclarations du procureur – l’activité du maire de Riace a été surveillée et passée à la loupe par le procureur de Locri et par la police financière pendant plus d’un an en recourant notamment à des écoutes téléphoniques prolongées. D’un point de vue formel, ce choix est légitime. Mais c’est précisément parce qu’il s’agit d’un choix qu’on est en droit de se demander si dans un territoire dominé par la ‘ndrangheta, dans une région où les condamnations pour corruption se comptent sur les doigts d’une ou de deux mains et où la destruction de l’environnement est la règle, le cas de Riace méritait de se trouver à la première place (ou presque) parmi les priorités bureaucratiques.

Et ce n’est pas tout. Les enquêtes concernant Mimmo Lucano ont ouvert la voie, juste après son arrestation, à une utilisation des plus classiques du procès « à travers les médias » de la part des enquêteurs. En effet, il y a eu, presque en même temps que la mesure préventive, un communiqué de presse inhabituel de la part du parquet qui, en plus de jugements très durs à l’encontre de Lucano, a rendu public le contenu de certaines parties des écoutes téléphoniques (dont l’art. 114 du code de procédure pénale interdit la publication et, si cette loi est effectivement violée par le plus grand nombre, cela ne justifie en aucun cas que les juges chargés du procès s’y associent également). Ensuite il y a eu une interview au procureur de Locri qui dit notamment ceci : « Mimmo Lucano ? Il n’a pas agi comme un maire qui représente les citoyens dans le respect des règles mais comme un monarque et il a admis qu’il se fiche bien des règles qui sont pourtant une garantie pour tous. Nous avons de bonnes raisons de croire que des fautes bien plus graves ont été commises, comme le détournement de sommes que l’État avait allouées pour ce projet, au moins 2 millions. Ces sommes n’apparaissent pas dans le budget, elles ont disparu. Nous pensons que Lucano les a utilisées à des fins personnelles ». Malgré le démenti du juge, le procureur, fort de son rôle institutionnel, utilise les médias et s’adresse directement à l’opinion publique pour réaffirmer ses accusations et dire qu’elles sont fondées (sigh !) alors que le tribunal compétent les a jugées inadéquates et non prouvées.

4. L’arrestation de Lucano, bien qu’elle représente le fait le plus éclatant de toute cette histoire, n’est pas le seul exemple d’action-limite menée ces derniers mois à Riace, car il y a aussi eu des inspections vexatoires, des délégitimisations institutionnelles, des retards et une interruption dans le versement des contributions dues par l’État (une violation de la loi aussi évidente que curieusement oubliée par bon nombre des détracteurs de Mimmo Lucano).

Tout ceci n’est pas un hasard. Riace a été et est un fait unique dans le panorama national. D’autres pays et d’autres villes ont accueilli des migrants, même davantage et avec des résultats tout aussi positifs. Mais Riace ne s’est pas limitée à accueillir et à intégrer. L’accueil est devenu le point central d’un projet plus large qui contient des éléments profondément novateurs : la pratique d’une solidarité gratuite, l’engagement concret contre la ‘ndrangheta, une gestion des institutions proche des personnes et les incluant, la relance d’une des nombreuses communes vouées à l’abandon et à un déclin sans appel. Et ce qui est incroyable c’est que ce projet, malgré les nombreuses difficultés, a réussi.

La force de Riace, c’est d’être un projet atypique. Sa capacité à en découdre avec les schémas formels et avec les visions obtuses de la bureaucratie. Trouver des solutions aux problèmes des gens, y compris en prenant la fuite ou en boycottant d’autres institutions. Un cas qui vaut pour tous, exemplaire à sa manière : avoir mis sur pied, lors du retard du versement des contributions dues par l’État aux demandeurs d’asile, une sorte de monnaie locale, valable pour les achats dans les magasins du village en attendant de pouvoir rembourser ces sommes avec de l’argent réel quand le versement serait arrivé. Une trouvaille ingénieuse, bien acceptée de tous et capable de mettre fin à une situation de blocage qui autrement aurait été paralysante (et aurait pu pénaliser non seulement les migrants mais aussi les commerçants du village). Eh bien, face à cet œuf de Colomb, le rapport de l’inspectrice du SPRAR est révélateur car elle s’efforce d’expliquer, avec condescendance, l’irrégularité de la procédure en rappelant que seul l’État est autorisé à émettre des espèces (comme si l’ambition de Riace avait été de se transformer en Banque Centrale). […]

Tout cela ne pouvait être toléré dans l’Italie des Salvini et des prédicateurs de haine […] C’est pour cette raison que l’histoire de Riace est exemplaire pour tout le pays. Mais l’exemplarité se déploie aussi en sens inverse. Des dizaines, des centaines de milliers de personnes – citoyens, migrants, maires, ouvriers et retraités, étudiants, enseignants, femmes au foyer, intellectuels, artistes, jeunes, vieux, femmes et hommes – ont fait de Domenico Lucano et de l’expérience de Riace un point de référence et un modèle à soutenir et à reproduire. Comme un espoir, un des rares, dans un contexte du reste très difficile.

Le ministre Salvini, comme par hasard au moment même de l’annonce de l’arrestation de Lucano, a demandé dans un de ses incontournables tweets provocateurs ce qu’en pensaient les « bonnes âmes ». Eh bien, la réponse est arrivée haut et fort car à Riace le 6 octobre et lors des dizaines de manifestations dans tout le pays, il y a eu une collecte spontanée de fonds qui a permis au projet de Riace de poursuivre les nombreuses initiatives programmées dans les mois suivants : « Nous sommes avec Mimmo Lucano ! ».

Toutes les conditions sont réunies pour faire du cas judiciaire de Mimmo Lucano une réplique du procès intenté à Danilo Dolci à Partinico en 1956, arrêté pour avoir emmené des chômeurs réparer bénévolement une route de campagne abandonnée. Et ce genre de procès s’est produit à plusieurs reprises en Italie. À chaque fois que l’on a remis en discussion les valeurs et les principes, la loi et la justice, la solidarité et l’ordre (dans la lignée, pour ne citer que des exemples de l’histoire républicaine italienne, des procès intentés à don Milani, aux responsables de l’Isolotto ou, encore, à Marco Cappato). Le procès contre Mimmo Lucano est donc destiné à devenir, comme celui contre Danilo Doci, un acte d’accusation contre ses accusateurs, dans lequel résonneront les mots prononcés par Piero Calamandrei dans son plaidoyer : « Telle est la malédiction séculaire qui pèse sur l’Italie : le peuple n’a pas confiance dans les lois parce qu’il n’est pas convaincu que ces lois sont les siennes. Il a toujours perçu l’État comme un ennemi. Aux yeux des gens modestes, l’État représente la domination. Il arrive que le seigneur qui règne change mais la domination demeure : domination de l’étranger, de la noblesse, des grands capitalistes, de la bureaucratie. À ce jour, l’État n’est jamais apparu aux pauvres gens comme l’État du peuple ». […]

Traduit de l’italien par Silvia Guzzi

*Ancien magistrat, auteur de nombreux ouvrages sur des thématiques juridiques, directeur des Edizioni Gruppo Abele. Il a contribué à la fondation du Controsservatorio Valsusa, dont il est le président.

à lire en français aussi :

Mais j’ai un espoir (par Domenico Lucano, maire de Riace)

 

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