Le Rwanda, vingt ans plus tard – Entretien avec Scholastique Mukasonga, par Maria Teresa Carbone

photo@Alfabeta2
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Il y a vingt ans jour pour jour, début avril 1994, le Rwanda a été le théâtre d’un massacre qui en trois mois a mené à la mort de plus de huit cent mille personnes, pour la plupart d’ethnie tusti. Un génocide dont « aucun Rwandais – survivant, coresponsable ou exilé – n’est sorti indemne, alors que le monde restait là à regarder sans bouger le petit doigt », comme Agnès Binagwaho, ministre pour la santé de la république rwandaise, l’a récemment écrit dans une étude du Lancet qui relate les énormes progrès que le gouvernement de Kigali a réalisés en matière de santé depuis 1994.

Pendant les vingt années qui viennent de s’écouler, le Rwanda a dû entreprendre un double effort sans précédent : essayer d’une part de recoudre un tissu social profondément ravagé par la tragédie et, de l’autre, éviter de passer sous silence les faits qui se sont produits. Cet effort n’a certes pas laissé indifférents tous les auteurs qui ont essayé de raconter un pays dont l’histoire récente est marquée par un si terrible bain de sang. Citons notamment des livres comme L’ombre d’Imana : Voyages juqu’au bout du Rwanda, de l’Ivoirienne Véronique Tadjo (Actes Sud 2009) ou L’aîné des orphelins du Guinéen Tierno Monénembo (Seuil, 2000).

Scholastique Mukasonga, cette femme rwandaise exilée en France au moment du massacre, assiste de loin à l’extermination presque complète de sa famille et ne revient au pays qu’en 2004. On comprend alors pourquoi les événements de 1994 n’apparaissent qu’en transparence dans son œuvre, comme des ombres dont la présence ne cesserait pourtant de hanter des histoires apparemment sans heurts. En effet, dans le livre qui l’a fait connaître, Inyenzi ou les Cafards (Gallimard, 2006), un récit autobiographique, Mukasonga retrace moins le génocide lui-même, qu’elle aborde dans la dernière partie, que la période d’incubation de la tragédie à partir des années cinquante. Il en va de même dans son premier roman Notre-Dame du Nil (Gallimard 2012), dont la traduction italienne de Stefania Ricciardi vient de paraître aux éditions 66thand2nd, qu’elle situe dans les années soixante-dix dans un lycée de filles très semblable à celui qu’elle fréquentait elle-même à cette même époque.

Scholastique Mukasonga nous a accordé cet entretien il y a quelques jours, peu avant son départ pour Kigali, où elle participera aux cérémonies de commémoration du 20ème anniversaire du génocide.

Vous avez plus d’une fois déclaré « C’est le génocide qui a fait de moi une écrivaine » et pourtant dans vos livres, vous ne placez presque jamais les événements de 1994 au premier plan. Pouvez-vous mieux expliquer le sens de votre affirmation ?

En avril 1994, je n’étais pas au Rwanda, à Nyamata, la ville où l’on déportait les Tutsi dès 1960. Si j’y avais été, je ne serais plus là aujourd’hui. Je ne me considère par comme une rescapée mais comme une survivante. Il serait indécent de parler au nom de ceux qui se trouvaient à Nyamata en 1994. Dans mon premier ouvrage Inyensi ou les Cafards, je donne la parole à mon beau-frère, témoin et rescapé du génocide. Mais quand j’ai dû m’exiler au Burundi en 1973, mes parents m’ont donné pour mission de témoigner de leur existence et du massacre annoncé. Mes deux premiers livres sont des tombeaux de papier élevés à leur mémoire.

Dans Notre-Dame du Nil, vous abandonnez le récit autobiographique au profit du roman. Quelles sont les différences d’un tel choix au moment de l’écriture ?

La fiction, même si elle repose évidemment sur des données réelles (le lycée Notre-Dame du Nil ressemble au lycée Notre-Dame de Cîteaux de Kigali où j’ai été élève), permet de prendre la distance nécessaire pour que l’écriture et le plaisir d’écrire se déploient. Elle permet d’élargir le champ, d’aborder des sujets que la stricte autobiographie ne permet pas.

Notre-Dame du Nil se déroule dans les années soixante-dix mais on a l’impression que le lycée où l’action se déroule est déjà à l’image d’un pays lacéré, où la violence est sur le point d’exploser. Croyez-vous que l’on aurait pu prévoir et prévenir ce qui s’est ensuite produit en 1994 ?

Les premiers pogroms contre les Tutsi débutent en 1959. Ma famille, comme beaucoup d’autres tutsi, est déportée en 1960 à Nyamata, au Bugesera, région insalubre où l’on espérait bien qu’ils périraient. Dès 1960, Bertrand Russel dénonce le massacre des Tutsis comme le plus important après la Shoah. Mais le régime hutu, soutenu par l’Occident et l’Église catholique, décrit le Rwanda comme un pays modèle, rempart contre le communisme qui envahit l’Afrique. On ignore l’apartheid que subit toute une partie de la population.

Dans votre livre, vous avez recours à l’humour pour décrire certains faits très sérieux, par exemple la pédophilie du père Herménegild, voire même tragiques comme la mort de Frida. En cela, Notre-Dame du Nil représente un cas à part dans littérature sur le Rwanda. Comment expliquez-vous un tel choix ?

L’humour a toujours fait partie intégrante de mes livres. J’ai toujours pensé que le lecteur ne devait pas être submergé par l’horreur et devait pouvoir goûter au plaisir innocent de la lecture. Ma mère, Stefania, était une conteuse renommée et savait tenir ses auditeurs en haleine. J’espère avoir hérité un peu de son talent. Mais l’humour, qui affleure même dans les situations les plus tragiques, est un trait culturel des Rwandais. Les Rwandais le manient avec beaucoup de dextérité, y compris à leur propre égard. La discrétion, la réserve, l’ironie semblent être une caractéristique de notre culture. Cela a pu causer bien des malentendus.

Comment naît le personnage de Monsieur Fontenaille, ce blanc amoureux fou du mythe de l’Afrique ?

L’un des plus grands malheurs qui soit arrivé aux Rwandais, c’est d’habiter aux sources du Nil. Certes avant l’arrivée des Européens, ils l’ignoraient. Mais ils ignoraient aussi que depuis l’Antiquité, des mythes s’étaient accumulés sur les sources de ce fleuve mystérieux. À la fin du 19e siècle, le Rwanda reste la dernière tache blanche sur la carte de l’Afrique. Aux sources du Nil, on allait trouver des êtres hors du commun, tout juste sortis de la légende. Et à défaut, on allait les inventer. La civilisation rwandaise traditionnelle fascine à tel point les premiers observateurs européens, administrateurs coloniaux et surtout missionnaires, qu’ils se refusent à voir dans les Tutsi de simples autochtones. Les Tutsi sont des envahisseurs car les « nègres » sont incapables de d’atteindre un tel degré de raffinement politique et rituel. On invente pour eux les origines les plus délirantes : Éthiopie, Égypte, Caucase, Tibet… Les Tutsi, d’abord considérés par les Européens comme une race supérieure, parce que presque blanche (Hamite!), ne seront plus après la prise du pouvoir par les Hutu que des étrangers, des envahisseurs, les vrais colonisateurs qu’il faut chasser et finalement éradiquer. Le personnage de Fontenaille, dans sa folie, représente toutes les affabulations mortifères qui se sont accumulées sur mon malheureux pays. Virginia, dans mon roman, résume cette idée quand elle dit : « Ici, nous sommes des cafards, des serpents…; chez les Blancs, nous sommes les héros de leurs légendes ».

Votre roman a reçu d’importantes distinctions, dont le prix Ahmadou Kourouma, du nom du grand écrivain ivoirien dont on peut dire qu’il a réinventé le français à travers des livres comme Les soleils des indépendances. Quelle est votre relation à la langue française?

Dans les années 1960, on apprenait le français dès l’école primaire. Mais le Rwanda ayant la chance de posséder une langue nationale parlée par tous, le français ne sortait guère des établissements scolaires. Aussi je crois avoir écrit le français avant de le parler… Je vis et je travaille en France, je parle donc le français tous les jours mais je n’ai pas oublié ma langue maternelle, le kinyarwanda, et mes livres sont volontairement parsemés de mots en cette langue.

Les conversations entre Virginia et Veronica pointent souvent du doigt la responsabilité des Blancs face à la haine qu’ils ont fait naître entre Hutu et Tutsi. Croyez-vous qu’un parcours de paix existe et qu’une telle fracture puisse se refermer ?

Les Africanistes sérieux ont réfuté les mythes de l’ancienne anthropologie raciste. Il suffit de constater que Hutu, Tutsi et Twa parlent la même langue, habitent les uns à côté des autres, partagent la même culture. La jeunesse qui se presse dans les écoles n’est plus concernée par ces catégories artificiellement érigées en ethnies ou en races.

À ce propos, dans le récent roman Open City du Nigérian Teju Cole, le personnage principal s’étonne de voir de jeunes rwandais danser ensemble dans une discothèque à Bruxelles, comme si rien ne s’était passé en 1994. Ceux qui n’étaient pas encore nés à l’époque, quel regard portent-ils sur le génocide ?

Les Rwandais ne veulent pas oublier et entendent bien combattre le négationnisme. Dans quelques jours, je participerai à Kigali aux cérémonies de commémoration du vingtième anniversaire du génocide des Tutsi. Mais les Rwandais ne veulent pas être les otages du passé. Le Rwanda est un pays tourné vers l’avenir. Il n’y a qu’à séjourner dans le pays pour constater le dynamisme extraordinaire de la population et les progrès accomplis depuis 1994.

Que pensez-vous du procès de Pascal Simbikwanga, accusé de complicité dans le génocide, qui vient de se dérouler à Paris et s’est achevé par une condamnation à 25 ans de rétention ?

C’est un premier pas. Il reste 37 présumés génocidaires à juger en France. Qu’en est-il en Italie ?

**Cet article a été publié en italien le 6 avril 2014 sur AlfaBeta2. Traduit de l’italien par Silvia Guzzi (sauf les réponses de Scholastique Mukasonga que l’écrivaine a fournies en français) ** Retrouvez Maria Teresa Carbone sur son blog “monteverdelegge”

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