Berlusconi et le “trouble gagnant”. Interview du psychiatre Luigi Cancrini, par Stefano Corradino

Article paru en italien en 2009 sur le journal en ligne Articolo21.info

Traduit de l’italien par Silvia Guzzi

« La démocratie – affirmait Winston Churchill – c’est quand deux personnes décident et l’une des deux est malade ». Le problème, c’est qu’en Italie celui qui gouverne est malade mais qu’il est le seul à prendre les décisions… Article21 reprend ici la thèse de Luigi Cancrini qui y voit une véritable pathologie. Luigi Cancrini, psychiatre de renom et fondateur dans les années ’70 de l’une des principales écoles de psychothérapie en Italie, nous parle du Premier ministre italien (2), au lendemain de ses déclaration sur la tragédie de Viareggio (3). Pour Cancrini « Silvio Berlusconi est un personnage à l’égocentrisme démesuré. Tant qu’il était chef d’entreprise, ce n’était pas un problème. La question se pose maintenant qu’il a acquis le pouvoir politique. Quand un narcissisme normal se nourrit gloutonnement d’un excès de pouvoir et qu’il se conjugue à celui-ci, il devient pathologique et se transforme en un véritable trouble de la personnalité. Je connais ce type de pathologies, j’ai consacré un chapitre à Hitler et à Staline dans mon livre… » (4).

« Maintenant je vais à Viareggio et je prends en main la situation ». C’est ce que Berlusconi a déclaré le jour de la tragique explosion du train à Viareggio. Encore lui. « Je » toujours au centre de tout…

L’image qu’il a de lui est une image grandiose, je dirais, inutilement et dangereusement grandiose comme c’est souvent le cas de ceux qui sont entourés de personnes qui leur disent toujours « oui »…

Vous voulez dire que le consensus du peuple amplifie l’estime qu’il a de lui ?

Il n’y a pas que ça. C’est un mécanisme qui est un cas d’étude intéressant que l’on retrouve chez les dictateurs au fil de l’histoire. Une chercheuse américaine à écrit une riche biographie sur Béria (chef de la police secrète sous Staline, ndr) où elle démontre comment l’emprise très forte dont il jouissait sur Staline était précisément due au fait qu’il n’avait cessé d’en alimenter la paranoïa.

Aux côtés de celui qui se croit toujours plus grand et plus important que ce qu’il est, il y a toujours une personne qui l’alimente.

C’est comme ça qu’il perd tout contact avec la réalité. Un contact qui est normalement garanti par le fait que nous recevons un flux d’informations positives et négatives sur nous et que par conséquent nous corrigeons continuellement le tir. Dans le cas de Berlusconi, au lieu de modifier son parcours, il ne s’entoure volontairement que de personnes qui le valorisent et la moindre critique prend à ses yeux l’allure d’une attaque et d’un complot.

Vous êtes un psychiatre de renom. Y a-t-il un terme pour définir ce comportement d’un point de vue « clinique » ?

Oui, il s’agit d’un trouble de la personnalité. Silvio Berlusconi est un homme à l’égocentrisme démesuré. Tant qu’il était chef d’entreprise, ce n’était pas un problème. La question se pose maintenant qu’il a acquis le pouvoir politique. Quand un narcissisme normal se nourrit gloutonnement d’un excès de pouvoir et qu’il se conjugue à celui-ci, il devient pathologique et se transforme en un véritable trouble de la personnalité.

Si c’est un trouble, il faudrait le soigner.

Il ne se fera jamais soigner.

Je ne suis pas un expert en psychiatrie mais je m’interroge : un trouble pathologique comme celui que vous nous décrivez, au-delà de ses conséquences auto-lésionnelles, est-il aussi nocif pour la collectivité ?

J’ai récemment écrit un livre, l’ « Océan Borderline » (4), dans lequel je me suis penché sur de nombreux troubles de la personnalité. Et j’y ai consacré un chapitre aux « troubles gagnants » où la pathologie s’exprime à travers un succès démesuré. J’ai étudié les biographies d’Hitler et de Staline et bizarrement leur enfance est faite de points communs – père alcoolisé, violences et mauvais traitements – et leur rédemption prend chez eux la forme d’un grand délire. On retrouve aussi ces troubles gagnants chez les chefs mafieux, des personnes très intelligentes qui sont persuadées de jouer un rôle important. Pensons au Parrain. Peut-être que Berlusconi n’a pas encore, et c’est heureux, de traits aussi « grandioses » mais le risque d’une perte progressive du contact avec la réalité peut s’avérer dangereuse pour les autres.

Dangereuse pour lui-même aussi j’imagine…

Par forcément. Si l’on prend par exemple l’épisode des festins et des call-girls, il est resté parfaitement imperturbable à la critique. Parce que justement il est convaincu qu’il peut faire ce qu’il veut, sans devoir rendre compte à personne, et ceux qui l’entourent abondent dans son sens.

A votre avis, la pathologie du Premier ministre (2) peut s’aggraver ?

Sans aucun doute. Et la condition indispensable pour qu’un trouble de la personnalité ne s’amplifie pas dépend de la présence de contrepoids, en l’occurrence la magistrature (la jurisprudence) et l’information (liberté de la presse). Quand on regarde Hitler, on voit bien que sa première action a été contre les magistrats. Il en va de même pour Mussolini. Dans un tel contexte, l’équilibre des pouvoirs est indispensable. Si une démocratie est suffisamment forte, ces actes sont vains et tôt ou tard la personne déchoit. Si par contre les contrepoids font défaut, on s’achemine vers la catastrophe. La dictature. Les foules se mettent alors à suivre le personnage charismatique du moment. Autrement dit, la défense de la normalité de Berlusconi dépend de la tenue de la démocratie.

Quel est le rôle la télévision ici ? Détenir un empire télévisé amplifie le pouvoir et le risque d’un conditionnement de l’opinion publique.

Bien entendu, mais la télévision est un moyen tellement diffus et de large portée que, d’une certaine manière, elle a en elle ses propres « anti-virus ».

Vous êtes conscient qu’après cette interview, les magistrats et les journalistes ne seront plus les seuls à être qualifiés de communistes… les psychiatres le seront aussi ?

Ça ne ferait que confirmer ma thèse, et ça donnerait une plus grande crédibilité à la catégorie.

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(1) Articolo21.info

(2) Silvio Berlusconi n’était pas encore déchu au moment où l’article est paru en italien, à savoir en 2009.

(3) Le déraillement d’un train de marchandises près de la gare de Viareggio, dans le nord de l‘Italie, suivi de l’explosion de deux ses wagons remplis de GPL a causé la mort de nombreuses personnes et causé d’importants dégâts, dans la nuit de lundi 29 à mardi 30 juin 2009.

(4) Luigi Cancrini « L’Oceano Borderline. Racconti di viaggio » Raffaello Cortina, 1e ed. 2006. Traduction française de Silvia Guzzi, « L’océan borderline. Troubles des états limites, récits de voyage », ed De Boeck, 2009 : L\’océan borderline- le livre

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